SCENE IV. – DOMINIQUE, HONORE, ELISE, ANGELIQUE.
Angélique entre furieuse dans la pièce. La vision d’Honoré la saisit brusquement.
ANGELIQUE
Mon père, vous ici ?
HONORE
Je t’attendais, ma fille !
Je découvre aujourd’hui tes appétits frivoles.
Je sais tout. Qu’ajouter ? Tes frasques me désolent !
Voilà déjà vingt ans que tu es sous mon aile,
Vingt ans que tes parents ont rejoint l’Eternel
En périssant tous deux dans une fin tragique.
Ils partaient, pleins d’espoir, pour vivre en Amérique
Et venaient d’embarquer dans un vaisseau fringant.
Ils étaient beaux, joyeux, jeunes et élégants,
Croyaient en l’avenir souriant de promesses,
Tandis que le bateau fendait la mer épaisse.
Trois jours étaient passés, mais le temps se gâta.
Le navire peinait et soudain, démâta.
La tempête forcit, les vagues faisaient rage ;
Ils couleraient bientôt, si bien que l’équipage
Fît jeter à la mer des canots de secours.
Tes parents et toi-même y vécurent vingt jours
Et lorsqu’on le trouva, errant, à la dérive,
Il n’était plus dedans, sauf toi, âme qui vive
Au milieu de ces corps, seule miraculée,
Qui gisaient ça et là, de fatigue écroulés.
Privée de tes parents, orpheline et pupille,
D’oncle, je devins père et tu devins ma fille.
Et, je veux assurer, jusqu’au jour de ma mort,
La garde de ton âme et celle de ton corps.
C’est pourquoi je m’efforce de te préserver
Des fléaux, des dangers, réels ou bien larvés,
Des accrocs et des coups, des blessures diverses,
De l’infortune ainsi que des idées perverses
Et surtout des discours lascifs des libertins
Pour qui tu n’es jamais qu’une proie, qu’un butin.
Vingt années sans jamais m’absenter un instant,
A rester près de toi, attentif, tout le temps,
Sans souffler une fois, sans poser mon chapeau,
Jamais, te consacrant mes journées de repos,
Renonçant à ma vie, à mon propre loisir
Mon enfant, car tu es mon unique plaisir.
Tu ne te montrais point ni pénible ou gênante,
Mais plutôt, une enfant gentille et prévenante.
Je n’eus, je le confie, pas le moindre souci,
La moindre inquiétude. Ah, peut-être que si,
Lorsque nous logions dans la maison de Sèvres
Où tu fis, un matin, un brusque accès de fièvre.
Redoutant plus que tout ce présage malsain,
D’urgence, j’appelais céans le médecin.
Là, je lui expliquai que je craignais le pire,
Mais il mit tout en œuvre afin de te guérir.
Il trancha tes poignets pour évincer le mal
En affirmant que tout redeviendrait normal.
Ce qui se produisit. Je n’en crus pas mes yeux,
Et, de soulagement, je rendis grâce à Dieu.
Depuis cet incident jusqu’à ce jour : plus rien !
Tu grandis sagement dans un calme olympien.
Je m’interroge, alors, ne pouvant m’expliquer
Quelle mouche enragée a bien pu te piquer ?
Elise, ton amie, donne un bal d’ambiance
Et je t’y laisse aller en tout confiance
Car je sais cette fille ô combien sérieuse,
Gentille et dévouée, prude et consciencieuse.
Il est bon, en effet, que tu puisses t’extraire
De l’univers reclus d’un vieux quinquagénaire.
Souffler de temps à autre et t’offrir une pause
Hors de son quotidien, découvrir autre chose.
L’intention me sied, elle est de bon aloi.
Mais enfin, s’amuser, est-ce une fin en soi ?
Et de là à franchir des seuils licencieux !
Non ! Mon raisonnement doit être spécieux.
Je ne t’ai point appris ni enseigné, je trouve,
Ces jeux que la morale interdit et réprouve.
ANGELIQUE
Mais père, j’ai vingt ans !
HONORE
Tais-toi donc, insolente !
Et ne m’interromps plus ! Quelle fille méchante !
Ce n’est plus, dans ta bouche, une aimable euphonie
Que j’entends, mais plutôt, d’impures vilenies,
Et des accents mauvais empreints de sacrilège
Se sont substitués à ton doux florilège.
Où as-tu égaré ta naïve jeunesse ?
A te savoir autant impie, j’ai tant de peine !
Tu cours à corps perdu aux feux de
ANGELIQUE
Mais père, apaisez-vous ! Quel crime ai-je commis ?
HONORE
Tais-toi ! Dans quel état, mon enfant, m’as-tu mis !
S’il est un meurtrier, c’est par ta faute, aussi.
Et, en désignant le corps de Cypher.
Le résultat est là !
ANGELIQUE
Non, pourquoi ?
HONORE
Le voici !
ANGELIQUE
Oh, mon père, pourquoi ?
Elle se précipite vers le corps ; Honoré la retient.
Mais qu’avez-vous donc fait ?
Mon amour, mon amant ! Il t’a juste griffé ?
Parle-moi, par pitié ! Dieu ! Je vous en conjure !
HONORE
N’invoque pas le Ciel, fille indigne et parjure !
Et cache-moi tes pleurs ! Quelque peu de décence !
Veux-tu bien maîtriser cette concupiscence !
ANGELIQUE
Laissez-moi, s’il vous plaît, moi qui suis aux abois,
Contempler ce visage une dernière fois.
ELISE, à Honoré.
Mieux voudrait éviter, si je puis me permettre,
Ce mal dont elle aurait grand peine à se remettre,
Rien ne sert de vouloir son chagrin triturer
A la vue de ces traits raidis, défigurés.
Non, cette vision est peu réjouissante
Et pour elle, à mon sens, serait même blessante.
HONORE, à sa nièce.
Elise n’a pas tort, si bien que je renâcle
A te laisser souffrir ce funeste spectacle.
Ton âme est, je le sais, malgré tout fort sensible ;
Je lui veux épargner des tourments trop pénibles.
ELISE, à Angélique.
Cet homme était, pour toi, de l’amour le modèle ;
Tu en conserveras l’image la plus belle !
HONORE
Ma fille, venons-en aux choses sérieuses ;
Il est temps que tu sois maintenant plus pieuse.
Ta débauche éhontée, ton indignité crasse,
Ont mis, dans mon esprit, comme un grand coup de masse.
Je me suis aperçu, à cette occasion,
Que j’avais du bâcler ton éducation.
Pour cela, je me dois de faire pénitence
Pendant que, toi aussi, tu feras repentance.
Je me suis résolu, pour guérir nos deux vices,
A me priver de toi. C’est un gros sacrifice
Qui me coûte vraiment puisque, dorénavant,
Je te confie aux sœurs. Tu iras au couvent !
Tout en me séparant de ma seule famille,
J’espère ainsi pouvoir racheter nos resquilles.
Cette idée m’est cruelle et le chagrin me gagne.
Il faut, sans plus tarder, que je t’y accompagne,
Avant qu’à ces projets, je n’aille renoncer,
Avant de les trouver follement insensés.
ANGELIQUE
Puisque la mort jalouse a ravi à jamais
Cet ami que j’avais, unique, et que j’aimais,
Châtiant mon affront grave et pernicieux,
Comme vous le disiez, qui offensa les Cieux,
Puisque, par ma folie et par mon inconstance
J’ai trahi vos espoirs et votre confiance,
Puisque, ma destinée à votre honneur échoie,
Je vais me conformer, mon père, à votre choix.
Ce juste châtiment, le bon Dieu le permet ;
Aussi, je me résigne ; aussi, je me soumets.
J’achèverai ma vie, mes jours immérités
Dans l’ombre d’un couvent et dans l’austérité
En ayant chaque jour comme maigre pitance
Amertume et remords, tristesse et pénitence.
Mon père, pardonnez ma grande ingratitude ;
Laissez-moi implorer votre sollicitude.
Pardon si j’ai fauté. Je loue votre courage,
Vos efforts, votre amour dont j’ai peu d’héritage
Et je serai toujours votre indigne obligée
Même si je devrai bientôt prendre congé.
Mais cet homme allongé sur ce mauvais brancard
Qui me semble sommeiller dans ses nobles brocarts,
Je l’aime éperdument et je ne cesserai
De pleurer son trépas que lorsque je mourrai.
Dans mon cœur, il a fait germer mille ferments
Brûlant d’un vif amour, comme un feu de sarments.
A part lui, jusque là, jamais nul homme encore
N’avait su m’inspirer tels élans, tels transports.
S’adressant au corps :
On dirait que tu dors, mais tu n’es plus, hélas !
Oh, comme je voudrais être là, à ta place !
Mon père, je l’aimais !
HONORE
Ta détresse me navre.
ELISE, à elle-même.
Il faudrait enlever maintenant ce cadavre
Pour qu’elle ne voit point la tête sous l’étoffe.
Si cela se produit, c’est une catastrophe !
ANGELIQUE
Il est mon cœur, il est mon âme, il est mon corps,
Il est mes joies, il est mes peines et mon sort,
Mes rires et mes pleurs, mon sens et mon destin,
Ma vie et puis ma mort en ce cruel matin !
S’adressant à son oncle.
Oh, je vous en supplie ! Permettez-moi de grâce
Une dernière fois de baiser cette face !
HONORE
Soit, ma fille.
ANGELIQUE
Merci !
ELISE
Est-ce bien nécessaire ?
Elle tente de s’interposer entre le corps et Angélique, mais celle-ci l’écarte violemment.
ANGELIQUE, en soulevant le linge qui recouvre le visage de Cypher.
Man ange, mon espoir, mon amour, mon Cy… pher ?
Elle s’évanouit.
HONORE
Grand dieux, elle se pâme, à présent !
ELISE
Qu’ai-je dit !
Honoré redresse sa nièce et la gifle.
Non, ne la frappez pas ! Ca, je vous l’interdit !
La gifle étant restée sans effet, il recommence.
Non !
HONORE
Allons, quelle plaie cette émotivité !
On frappe. Dominique et Elise se précipitent.
ELISE
Bon sang ! Qui frappe encor ? Minute, patientez !
Elle déverrouille le loquet tandis que le visiteur persiste à frapper.
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